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Mais lorsque Monk arriva lundi matin, à bout de souffle et légèrement en retard, il ne put commencer son enquête sur Mr. Yeats et son visiteur. Dans son bureau, il tomba sur Runcorn qui arpentait la pièce en agitant une feuille de papier bleu. Dès qu’il entendit le pas de Monk, il s’arrêta et fit volte-face.
– Ah !
L’œil gauche étréci, presque fermé, il brandit le papier d’un air farouchement vindicatif.
Le salut matinal mourut sur les lèvres de Monk.
– Une lettre d’en haut, fit Runcorn en levant la feuille bleue. Une fois de plus, nous avons les autorités sur le dos. La douairière Lady Shelburne a écrit à Sir Willoughby Gentry pour annoncer audit membre du Parlement…
Il accorda à chaque voyelle sa pleine valeur en volume de mépris que lui inspirait cette institution.
–… qu’elle n’était pas contente des efforts déployés par la police métropolitaine pour retrouver le forcené qui avait si odieusement assassiné son fils à son propre domicile. Il n’existe aucune excuse à notre laxisme dilatoire et notre totale incapacité à appréhender le coupable.
Outré par l’injustice de cette accusation, il était devenu rouge brique, mais loin d’être effondré, il fulmina de plus belle.
– Que diable fabriquez-vous, Monk ? Vous qui êtes un détective hors pair, bon sang, qui briguez le grade de commissaire… ou, que sais-je, de préfet de police ! Qu’allons-nous répondre à cette… cette gente dame ?
Monk inspira profondément. Il était plus abasourdi par les allusions de Runcorn à lui-même, à ses ambitions, que par le contenu de la lettre. N’y avait-il point de limites à sa soif de réussir ? Mais il n’avait pas le temps de se justifier ; planté devant lui, Runcorn exigeait une réponse.
– Lamb a bien déblayé le terrain, monsieur.
Il tenait à rendre justice à son collègue.
– Il a examiné tout ce qu’il pouvait, interrogé les autres résidents, les camelots, les gens du coin, quiconque aurait pu détenir une information.
Il vit à l’expression de Runcorn qu’il n’arrivait à rien ; néanmoins, il ne désarma pas.
– Malheureusement, il faisait particulièrement mauvais ce soir-là, et tout le monde était pressé, tête baissée et col relevé pour se protéger de la pluie. Comme il tombait des cordes, personne ne s’attardait dehors et, le ciel étant couvert, il a fait nuit plus tôt que d’ordinaire.
Runcorn trépignait d’impatience.
– Lamb a passé beaucoup de temps à contrôler les mauvais sujets que nous connaissons, poursuivit Monk. Il est consigné dans son rapport qu’il a parlé à tous les marlous et informateurs du coin. Sans résultat. Ils ne savent rien, ou alors ne veulent rien dire. Lamb serait d’avis qu’ils ne racontent pas d’histoires. J’ignore ce qu’il aurait pu faire d’autre.
S’il était incapable de puiser une solution dans son expérience, son intelligence n’avait relevé aucune omission. Lamb avait toute sa sympathie.
– Le constable Harrison a découvert une montre avec des initiales J. G. chez un prêteur sur gages… mais nous ne savons pas si elle appartenait à Grey.
– Non, acquiesça Runcorn, dégoûté, suivant du doigt les barbes de la feuille.
C’était un luxe qu’il ne pouvait pas s’offrir.
– Je le vois bien ! Et alors, qu’attendez-vous ? Faites-la porter à Shelburne Hall… pour identification.
– Harrison est déjà en route.
– Ne pouvez-vous pas établir au moins comment ce misérable est entré ?
– Je pense que si, répondit Monk posément. Quelqu’un est venu voir Mr. Yeats, un voisin. Il est arrivé vers 21 h 45 et reparti aux environs de 22 h 30. Un homme de haute taille, brun, bien emmitouflé. C’est le seul visiteur qui n’ait pas d’alibi ; les autres étaient des femmes. Sans vouloir précipiter les choses, ce pourrait bien être notre assassin. Sinon, je ne vois pas comment un étranger aurait pu s’introduire dans l’immeuble. Grimwade verrouille la porte à minuit, ou plus tôt si tout le monde est là, et ensuite, même les résidents sont obligés de sonner pour qu’il vienne leur ouvrir.
Runcorn posa soigneusement la lettre sur le bureau de Monk.
– Et à quelle heure a-t-il fermé ce soir-là ?
– 23 heures, fit Monk. Ils étaient tous chez eux.
– Que dit Lamb à propos de cet homme venu voir Yeats ?
Runcorn plissa le visage.
– Pas grand-chose. Apparemment, il n’a parlé à Yeats qu’une seule fois. Il a passé le plus clair de son temps à essayer de récolter des informations sur Grey. La signification de cette visite lui a peut-être échappé sur le moment. Grimwade dit qu’il l’a accompagné jusqu’à la porte de Yeats, et que Yeats l’a reçu. Lamb recherchait encore un éventuel voleur de passage alors…
– Alors ! répéta Runcorn avec vivacité. Et que cherchez-vous maintenant ?
Monk se rendit compte de ce qu’il venait de dire et qu’il le pensait réellement. Fronçant les sourcils, il choisit ses mots avec un soin extrême :
– Quelqu’un qui le connaissait, je crois, et qui le haïssait. Quelqu’un qui avait l’intention de le tuer.
– Pour l’amour du ciel, surtout ne dites pas ça à la douairière Lady Shelburne ! l’avertit Runcorn, menaçant.
– Ça m’étonnerait que j’aie l’occasion de lui parler, répliqua Monk, sarcastique.
– Détrompez-vous !
Runcorn triomphait ; son visage massif s’était coloré.
– Vous partez pour Shelburne aujourd’hui même afin d’assurer madame la marquise que nous faisons tout ce qui est humainement possible pour appréhender l’assassin, et qu’après de brillants efforts et un travail intense, nous sommes enfin sur la piste du monstre.
Il esquissa une moue imperceptible.
– Vous êtes tellement abrupt, tellement grossier presque malgré vos grands airs qu’elle ne vous prendra pas pour un menteur.
Soudain, il changea de ton, et sa voix se radoucit.
– Au fait, pourquoi croyez-vous que c’est quelqu’un qui le connaissait ? Lin forcené peut provoquer un vrai carnage ; un dément peut frapper encore et encore, sans raison.
– Peut-être.
Monk lui rendit son regard, tout aussi peu amène.
– Mais ils n’iront pas se renseigner sur les noms des voisins et se présenter à leur porte avant d’aller tuer quelqu’un d’autre. S’il s’agit simplement d’un fou assoiffé de sang, pourquoi n’a-t-il pas tué Yeats ? Pourquoi s’être rendu chez Grey ?
Runcorn écarquillait les yeux ; à contrecœur, il fut obligé de donner raison à Monk.
– Tâchez d’en savoir le plus possible sur ce Yeats, ordonna-t-il. Discrètement, j’entends. Je ne veux pas l’effaroucher.
– Et qu’en sera-t-il de Lady Shelburne ?
Monk feignit l’innocence.
– Allez la voir. Et soyez poli, Monk… faites un effort ! Evan se chargera de Yeats et vous mettra au courant à votre retour. Prenez le train. Restez à Shelburne un jour ou deux. Vu le ramdam qu’elle a fait, la marquise douairière ne sera pas surprise de vous voir. Elle a réclamé un rapport sur l’avancement de l’enquête, de vive voix. Vous logerez à l’auberge du coin. Eh bien, allez-y, partez ! Ne restez pas planté là comme une potiche.
Monk prit un train en direction du nord à la gare de King’s Cross. Il traversa le quai en courant et sauta dans le wagon, claquant la portière au moment même où la locomotive crachait un nuage de vapeur, poussait un cri strident et s’ébranlait lourdement. C’était grisant, cette sensation de puissance, de rugissement contenu, tandis qu’ils prenaient de la vitesse en émergeant de la caverne de la gare au grand soleil de l’après-midi.
Monk s’installa sur un siège libre face à une femme corpulente vêtue de bombasin1 noir avec un col de fourrure (malgré la saison) et un chapeau noir perché de guingois. Elle avait un paquet de sandwiches qu’elle ouvrit immédiatement et commença à manger. Un petit homme avec de grosses lunettes les regarda avec convoitise, mais ne dit rien. Un autre homme en pantalon rayé était absorbé dans la lecture du Times.
Ils dépassaient en brinquebalant maisons, baraquements et usines, églises, hôpitaux et autres édifices publics qui peu à peu se dispersaient, entrecoupés de plages de verdure, jusqu’au moment où ils quittèrent la ville, et Monk contempla avec un réel plaisir la beauté du paysage paisible déployé dans toute la luxuriance de l’été. D’immenses frondaisons se penchaient sur les champs chargés de futures récoltes ; les haies verdoyantes étaient constellées de roses sauvages. Entre les collines doucement vallonnées se blottissaient des bosquets, et les villages étaient facilement repérables aux clochers pointus des églises et, çà et là, à une tour normande de forme plus carrée.
Shelburne arriva trop vite, alors qu’il se délectait encore de ce spectacle enchanteur. Il attrapa sa valise sur le filet et poussa précipitamment la portière, s’excusant auprès de la femme en bombasin qui le regarda descendre dans un silence réprobateur. Une fois sur le quai, il demanda au chef de gare la direction de Shelburne Hall. C’était à quinze cents mètres, apprit-il. L’homme lui indiqua le chemin d’un geste de la main, puis ajouta en reniflant :
– Mais le village est à l’opposé, à trois kilomètres d’ici. C’est sûrement là que vous allez, non ?
– Non, merci, répondit Monk. J’ai affaire au château.
Le chef de gare haussa les épaules.
– Puisque vous le dites. Dans ce cas, vous n’avez qu’à suivre le chemin sur votre gauche. Toujours tout droit.
Monk le remercia de nouveau et se mit en route.
Un quart d’heure plus tard, il arrivait au portail. L’endroit était vraiment magnifique, un manoir d’inspiration classique haut de trois étages, avec une belle façade couverte ici et là de vigne vierge et de plantes grimpantes, auquel on accédait par une allée plantée de hêtres et de cèdres. Le parc semblait s’étendre jusqu’aux champs lointains où se trouvait probablement un corps de ferme.
S’arrêtant à l’entrée, Monk regarda longuement la maison. La grâce de ses proportions, la façon dont elle s’inscrivait dans le paysage plutôt que de le déparer étaient non seulement très plaisantes à l’œil, mais témoignaient peut-être de la nature de ceux qui étaient nés et avaient grandi ici.
Finalement, il franchit la distance considérable qui le séparait du manoir, au moins huit cents mètres, et contourna les communs et les écuries pour aller frapper à la porte de service. Il fut reçu par un valet impatient.
– Nous n’achetons pas aux colporteurs, dit-il froidement en regardant la valise de Monk.
– Je n’ai rien à vendre, riposta Monk plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu. Je suis de la police métropolitaine. Lady Shelburne a demandé un rapport sur l’enquête en cours concernant la mort du major Grey. Je suis venu le lui présenter.
Le valet haussa les sourcils.
– Ah oui ? Ce doit être la douairière Lady Shelburne. Elle vous attend ?
– Pas que je sache. Peut-être pouvez-vous la prévenir de mon arrivée.
– Bon, eh bien, entrez.
Il ouvrit la porte de mauvaise grâce. Monk entra et, sans autre explication, l’homme disparut, l’abandonnant dans le vestibule. C’était une version plus petite, plus dépouillée et plus fonctionnelle du grand hall, les tableaux en moins, meublée seulement à l’usage des domestiques. Sans doute était-il allé consulter quelque autorité, peut-être même le maître absolu du rez-de-chaussée – voire des étages supérieurs –, le majordome. Au bout de plusieurs minutes, il revint et fit signe à Monk de le suivre.
– Lady Shelburne va vous recevoir dans une demi-heure.
Il laissa Monk dans un petit salon attenant au bureau de la gouvernante, un endroit approprié pour un policier, pas tout à fait négociant ou domestique, mais certainement pas personne de qualité.
Après le départ du valet, Monk fit lentement le tour de la pièce, examinant les meubles usés, les fauteuils bruns aux pieds arqués, le buffet et la table en chêne. La tapisserie était défraîchie ; les tableaux, anonymes et passablement puritains, exaltaient les attributs du rang et les vertus du devoir. Il préférait l’herbe humide et les grands arbres descendant vers le plan d’eau derrière la fenêtre.
Comment était-elle, cette femme capable de contenir sa curiosité pendant trente longues minutes plutôt que de faillir à sa dignité devant un subalterne ? Lamb ne parlait absolument pas d’elle. Se pouvait-il qu’il ne l’eût même pas vue ? Plus il y réfléchissait, plus il en était convaincu. Lady Shelburne n’aurait pas adressé sa requête à un simple fonctionnaire, et il n’y avait pas eu matière à l’interroger personnellement.
Mais Monk tenait à s’entretenir avec elle. Si Grey avait été assassiné par quelqu’un qui le haïssait, non pas un dément dans le sens d’un homme qui aurait perdu la raison, mais un homme qui aurait cédé à la passion jusqu’à commettre un homicide, alors il était impératif de savoir qui était Grey. Consciemment ou non, sa mère était susceptible de révéler quelque chose le concernant, à travers ses souvenirs et son chagrin, qui pût éclairer le tableau d’un jour nouveau.
Il avait eu le temps de penser à Grey et de formuler mentalement ses questions quand le valet reparut et le conduisit le long du couloir dans le boudoir de Lady Fabia. La pièce elle-même était discrètement décorée de velours rose foncé et de mobilier en bois de rose. Lady Fabia trônait sur une causeuse Louis XV et, à sa vue, toutes les idées préconçues de Monk s’évanouirent. Elle n’était pas très grande, mais dure et fragile comme une porcelaine, le teint parfait, sans l’ombre d’un bouton, pas un cheveu blond ne dépassant de sa coiffure. Elle avait des traits réguliers et de grands yeux bleus ; seul un menton légèrement proéminent troublait l’harmonie de ce visage délicat. Et elle était peut-être un peu trop maigre ; sa minceur était devenue anguleuse. Elle était habillée de noir et de violet, comme il sied à une personne en deuil, quoique chez elle ce fût visiblement plus une question de dignité personnelle qu’une marque de douleur. Elle paraissait tout sauf éplorée.
– Bonjour, dit-elle d’un ton énergique, congédiant le valet d’un signe de la main.
Elle ne manifesta pas un intérêt particulier à l’égard de Monk ; son regard l’effleura à peine.
– Vous pouvez vous asseoir si vous le désirez. D’après ce qu’on m’a dit, vous êtes là pour m’informer de l’avancement de l’enquête visant à découvrir et à appréhender l’assassin de mon fils. Je vous écoute.
Elle était assise en face de lui, droite comme un pieu d’avoir été dressée des années durant par les gouvernantes, d’avoir marché, enfant, avec un livre sur la tête pour acquérir un bon maintien et d’être montée en amazone dans le parc ou à l’occasion des parties de chasse. Monk n’eut pas d’autre choix que d’obéir ; gêné, il s’assit à contrecœur sur une chaise sculptée.
– Alors ? questionna-t-elle comme il restait silencieux. La montre que votre constable a apportée n’était pas à mon fils.
Monk fut frappé par son ton, par cette certitude quasi instinctive de sa supériorité. Autrefois, il avait dû en avoir l’habitude, mais il avait oublié, et maintenant, c’était comme une brûlure, une écorchure à vif, comme si on l’avait traîné sur du gravier. Il songea à la douce Beth. Elle n’aurait sûrement pas eu l’idée de s’en formaliser. Pourquoi cette différence entre eux ? Pourquoi n’avait-il pas son mélodieux accent du Northumberland ? S’en était-il débarrassé intentionnellement, masquant ses origines dans l’effort de se faire passer pour un gentleman ? L’incongruité de cette explication le fit rougir.
Lady Shelburne avait les yeux fixés sur lui.
– Nous avons déterminé le seul moment où un homme aurait pu pénétrer dans l’immeuble, répondit-il avec la raideur que confère une blessure d’amour-propre. Et nous avons le signalement du seul individu qui l’a fait.
Il la regarda droit dans ses yeux bleus froids et légèrement surpris.
– Un mètre quatre-vingts environ, solidement bâti, pour autant qu’on puisse en juger avec un lourd pardessus. Brun, rasé de près. Il est monté ostensiblement chez un certain Mr. Yeats qui habite dans le même immeuble. Nous n’avons pas encore parlé à ce Mr. Yeats…
– Et pourquoi ?
– Parce que vous avez demandé que je vienne vous informer de l’état des investigations, madame.
Elle arqua ses sourcils avec une incrédulité teintée de mépris. La note sarcastique lui avait complètement échappé.
– Vous n’êtes tout de même pas le seul à diriger une enquête aussi importante ? Mon fils était un soldat courageux et distingué qui a risqué sa vie pour sa patrie. Est-ce tout ce que vous êtes capable de lui offrir en retour ?
– Londres regorge de crimes, madame ; à chaque homicide, quelqu’un perd un être cher.
– Vous n’allez pas comparer la mort d’un fds de marquis à celle de quelque voleur ou mendiant dans la rue ! siffla-t-elle en réponse.
– Chacun de nous n’a qu’une vie, madame, et tous les hommes sont égaux devant la loi, du moins en théorie.
– Balivernes ! Il y a des hommes qui donnent l’exemple à la société ; mon fils était de ceux-là.
– Certains n’ont rien à… commença-t-il.
– C’est leur propre faute ! l’interrompit Lady Fabia. Mais épargnez-moi vos vues philosophiques. Je suis désolée pour les gens du ruisseau, quelles que soient leurs circonstances, mais franchement, ils ne m’intéressent pas. Que faites-vous pour appréhender ce détraqué qui a tué mon fils ? Qui est-il ?
– Nous l’ignorons…
– Alors qu’attendez-vous pour le retrouver ?
S’il y avait des émotions sous son exquise apparence, elle avait, comme des générations de ses semblables, appris à les dissimuler, à ne jamais céder à la faiblesse ou la vulgarité. Ses dieux se nommaient courage et bon goût, et aucun sacrifice n’était trop beau pour eux, consenti jour après jour et sans bruit.
Monk ne tint pas compte de la mise en garde de Runcorn, se demandant au passage combien de fois il avait déjà bravé ses recommandations de la sorte. Runcorn lui avait parlé avec une aspérité que ni sa rage impuissante ni la lettre de Lady Shelburne ne suffisaient à expliquer entièrement.
– A notre avis, c’est quelqu’un qui connaissait le major Grey, dit-il. Et qui avait projeté de le tuer.
– Sottises !
Sa réaction fut immédiate.
– Qui donc, connaissant mon fils, aurait voulu le tuer ? C’était un garçon plein de charme ; tout le monde l’aimait, même ceux qui l’approchaient de loin.
Elle se leva et s’approcha de la fenêtre, lui tournant le dos à moitié.
– Vous avez peut-être du mal à le comprendre, puisque vous ne l’avez jamais rencontré. Lovel, mon fils aîné, est quelqu’un de sérieux et de responsable ; il sait diriger les hommes. Menard est très doué pour les faits et les chiffres. Il est capable de rentabiliser n’importe quoi. Mais c’était Joscelin qui avait du charme, Joscelin qui savait me faire rire.
Sa voix se brisa ; une authentique détresse y perçait à présent.
– Menard est incapable de chanter comme Joscelin, et Lovel n’a aucune imagination. Il fera un excellent maître pour Shelburne. Il saura administrer le domaine avec justice, dans la mesure du raisonnable, mais, mon Dieu…
Elle s’exprimait avec fougue, presque avec passion.
– Comparé à Joscelin, il est tellement assommant !
Monk fut touché soudain par la souffrance qu’on devinait à travers ses paroles, par la solitude, le sentiment que toute joie avait irrémédiablement déserté son existence et que dorénavant, elle vivrait en partie tournée vers le passé.
– Je regrette, dit-il, et il était sincère. Je sais que cela ne vous le rendra pas, mais nous trouverons le coupable, et il sera châtié.
– Pendu, fit-elle d’une voix blanche. Emmené un matin, et son cou rompu au bout d’une corde.
– Oui.
– Ce n’est pas une consolation pour moi.
Elle se retourna vers lui.
– Mais c’est mieux que rien. Veillez à ce que ce soit fait.
Elle lui donnait congé, mais il n’était pas prêt à partir. Il avait d’autres questions à poser. Il se leva.
– J’en ai bien l’intention, madame, mais j’ai encore besoin de vous…
– De moi ?
Sa voix exprimait la surprise, et la réprobation.
– Oui, madame. Si je veux découvrir qui haïssait le major Grey au point de le tuer…
Il remarqua son expression.
–… pour quelque raison que ce soit. Les meilleurs d’entre nous, madame, peuvent inspirer l’envie, la convoitise, la jalousie à cause d’une femme, à moins qu’il ne s’agisse d’une dette d’honneur qu’on ne peut payer…
– Vous n’avez pas tort.
Elle cligna des paupières, et les muscles de son cou maigre se contractèrent.
– Quel est votre nom ?
– William Monk.
– Eh bien. Que désirez-vous savoir au sujet de mon fils, Mr. Monk ?
– Pour commencer, j’aimerais bien rencontrer le reste de la famille.
Ses sourcils s’arquèrent, imperceptiblement ironiques.
– Vous croyez que je suis partiale, Mr. Monk, que je ne vous ai pas dit toute la vérité ?
– Nous avons tendance à nous montrer sous notre jour le plus flatteur à ceux que nous aimons, et qui nous aiment, répondit-il doucement.
– Quelle perspicacité !
Il se demanda quelle souffrance secrète masquait ce ton cinglant.
– Quand pourrai-je parler à Lord Shelburne ? Et à quiconque a bien connu le major Grey ?
– Si vous le jugez nécessaire, alors faites-le.
Elle se dirigea vers la porte.
– Attendez ici. Je vais le prier de vous recevoir à sa convenance.
Elle poussa la porte et sortit sans lui accorder un regard.
Il s’assit, à demi tourné vers la fenêtre. Dehors, une femme passa, vêtue d’une simple robe de laine, un panier sur le bras. L’espace d’un instant de vertige, la mémoire lui revint. Il vit un enfant à ses côtés, une fillette brune, et reconnut la rue pavée derrière les arbres, descendant vers l’eau. Il manquait cependant quelque chose ; il fit un effort pour se souvenir et sut que c’était le vent, les cris des mouettes. Il ressentait une impression de bonheur, de sécurité totale. Etait-ce son enfance… peut-être sa mère avec Beth ?
La vision disparut. Il s’efforça de la retenir, de se concentrer pour en revoir les détails, mais plus rien ne vint. Il était redevenu adulte, de retour à Shelburne, avec le meurtre de Joscelin Grey sur les bras.
Il attendait depuis un quart d’heure quand la porte se rouvrit, et Lord Shelburne entra dans la pièce. Agé de trente-huit ou quarante ans, il était plus robuste que Joscelin, à en juger par le signalement et les habits de ce dernier ; mais Monk se demanda si Joscelin arborait ce même air assuré et légèrement, peut-être même inconsciemment, supérieur. Moins blond que sa mère, Lovel Grey différait d’elle aussi par son expression, raisonnable, sans une once d’humour.
Monk se leva par courtoisie… et s’en voulut mortellement.
– C’est vous, le type de la police ? fit Lovel en fronçant les sourcils.
Comme il restait debout, Monk fut obligé d’en faire autant.
– Bon, alors que voulez-vous ? Je ne vois vraiment pas comment tout ce que je peux vous dire sur mon frère vous aidera à retrouver le fou furieux qui est entré par force chez lui et l’a tué, le pauvre diable.
– Personne n’est entré par force, monsieur, rectifia Monk. Qui que ce soit, le major Grey lui a ouvert de son plein gré.
– Ah oui ?
Les sourcils réguliers s’arquèrent imperceptiblement.
– Cela m’étonnerait fort.
– Dans ce cas, vous n’êtes pas familiarisé avec les faits.
C’était exaspérant, cette morgue et cette condescendance chez quelqu’un qui prétendait connaître son travail mieux que Monk lui-même simplement parce qu’il était un gentleman. Avait-il toujours été aussi chatouilleux ? Aussi prompt à réagir ? Runcorn avait parlé de manque de diplomatie, mais il ne se rappelait plus à quel propos. Il revit l’église, la veille, la femme qui avait hésité en passant devant lui dans la travée. Son visage lui apparaissait aussi nettement ici, à Shelburne, que là-bas ; le bruissement du taffetas, le parfum très léger, presque imaginaire, ses yeux agrandis. A ce souvenir, son cœur battit la chamade, et sa gorge se serra d’excitation.
– Je sais que mon frère a été battu à mort par un fou.
La voix de Lovel le tira brusquement de ses pensées.
– Et vous ne l’avez pas attrapé. Ça, ce sont les faits !
Monk se força à revenir au présent.
– Avec tout mon respect, monsieur.
Il essaya de choisir ses mots avec tact.
– Nous savons qu’il a été battu à mort. Nous ignorons encore par qui et pourquoi, mais il n’y avait pas de traces d’effraction, et la seule personne qui n’ait pas d’alibi et qui a pu pénétrer dans l’immeuble se rendait apparemment chez quelqu’un d’autre. L’agresseur du major Grey s’est entouré d’un grand nombre de précautions et, à notre connaissance, il ne lui a rien volé.
– Et vous en déduisez que c’était une de ses relations ?
Lord Shelburne était sceptique.
– Cela et la violence du crime, acquiesça Monk, se plaçant face à lui pour voir son visage en pleine lumière. Un voleur ordinaire ne continue pas à frapper sa victime alors que, visiblement, elle est déjà morte depuis un moment.
Lovel réprima une grimace.
– A moins qu’il ne soit fou ! Ça, c’était mon point de vue. Vous avez affaire à un fou, Mr… euh…
Il ne se rappelait pas le nom de Monk et n’attendit pas qu’on le lui souffle. C’était sans importance.
– A mon avis, vous avez peu de chances de le retrouver maintenant. Vous feriez mieux d’aller faire la chasse aux voyous et aux pickpockets, je ne sais pas quelle est votre occupation habituelle.
Monk ravala sa colère avec difficulté.
– Lady Shelburne ne semble pas partager cette opinion.
Lovel Grey n’avait pas l’impression d’avoir été rude ; on ne peut pas rudoyer un policier.
– -Maman ?
Son visage trahit brièvement une émotion inaccoutumée, qui s’évanouit tout aussi vite, laissant ses traits lisses comme avant.
– Ma foi, les femmes sont sujettes à ce genre de sentiments. Elle a très mal pris la mort de Joscelin, pire que s’il avait été tué en Crimée.
Cela avait l’air de le surprendre.
– C’est normal, répondit Monk, tentant une approche différente. Il avait beaucoup de charme, paraît-il… et il était très aimé.
Lovel s’était adossé au manteau de la cheminée. Ses bottes brillaient au soleil qui entrait à flots par la porte-fenêtre. Irrité, il donnait des coups de pied dans le garde-feu en laiton.
– Joscelin ? Oui, peut-être. Toujours souriant, une heureuse nature en quelque sorte. Bon musicien et excellent conteur. Ma femme avait beaucoup d’affection pour lui. Dommage, c’est un sacré gâchis, tout ça à cause d’une espèce de fou.
Il secoua la tête.
– C’est dur pour ma mère.
– Venait-il souvent ici ?
Monk avait flairé un filon prometteur.
– Oh, tous les deux mois environ. Pourquoi ?
Il leva les yeux.
– Vous ne croyez tout de même pas que quelqu’un l’aurait suivi depuis Shelburne ?
– Il ne faut négliger aucune piste, monsieur.
Monk s’appuya légèrement contre le buffet.
– Vous a-t-il rendu visite peu de temps avant sa mort ?
– Oui, c’est exact, une quinzaine de jours avant. Mais je pense que vous vous trompez. Tout le monde le connaissait depuis des années et tout le monde l’aimait.
Son visage s’assombrit momentanément.
– A vrai dire, c’était le chouchou des domestiques. Il avait toujours un mot gentil pour chacun et se rappelait tous les noms, même s’il ne vivait plus ici depuis longtemps.
Monk imaginait le tableau : le frère aîné solide et travailleur, digne de respect mais rasoir ; le cadet au profil encore nébuleux, et le benjamin qui se démène pour découvrir que le charme peut lui procurer ce dont il a été privé de par la naissance : il fait rire les autres, se moque du protocole, feint de s’intéresser à la vie familiale des domestiques, obtient des petites faveurs de préférence à ses frères… et gagne l’amour de sa mère.
– On peut cacher sa haine, monsieur, dit-il tout haut. C’est ce qu’on fait généralement, quand on a des idées de meurtre.
– Certainement, concéda Lovel.
Il se redressa, tournant le dos à l’âtre vide.
– Mais je continue à penser que vous n’êtes pas sur la bonne piste. Cherchez donc un détraqué à Londres, un voleur et une brute : ils doivent être légion. N’avez-vous pas de contacts, des gens qui informent la police ? Pourquoi ne pas essayer de ce côté-là ?
– Nous avons déjà épuisé cette possibilité. Mr. Lamb, mon prédécesseur, a passé des semaines à chercher dans cette direction. C’était la première chose à faire.
Il changea brusquement de sujet, espérant déjouer sa méfiance.
– D’où le major Grey tirait-il sa subsistance, monsieur ? Pour le moment, nous ne lui avons trouvé aucune activité dans les affaires.
– En quoi diable cela peut-il vous intéresser ?
Lovel était déconcerté.
– Vous n’allez pas lui inventer un rival dans les affaires qui l’aurait battu à mort avec une canne ! C’est grotesque !
– C’est pourtant ce qui lui est arrivé.
Il fronça le nez, dégoûté.
– Ça, je ne l’ai pas oublié ! Je n’ai aucune idée de ses occupations. Naturellement, il touchait une petite rente sur les revenus du domaine.
– Combien, monsieur ?
– Je doute que cela vous regarde.
A nouveau, il ne cachait pas son irritation : un policier fourrait son nez dans ses affaires. Distraitement, il donna un coup de pied dans le garde-feu derrière lui.
– Bien sûr que cela me regarde, monsieur.
Monk était parfaitement calme ; il avait la situation en main et un objectif à atteindre.
– Votre frère a été assassiné, vraisemblablement par quelqu’un qui le connaissait. L’argent peut très bien entrer en ligne de compte ; c’est un mobile courant pour un homicide.
Lovel le contempla sans répondre.
Monk attendit.
– Oui, c’est possible, dit Lovel enfin. Quatre cents livres par an… et bien entendu, il touchait une pension de l’armée.
Monk trouvait que c’était une somme généreuse. On pouvait avoir un excellent train de vie, entretenir une famille et deux domestiques avec moins de mille livres. Mais peut-être que Joscelin Grey avait eu des goûts beaucoup plus extravagants : vêtements, clubs, chevaux, jeu et femmes probablement, ou du moins cadeaux pour les femmes. Jusque-là, ils n’avaient pas exploré le cercle de ses fréquentations, convaincus qu’il s’agissait d’un étranger de la rue et que Grey avait été victime de la malchance, plutôt que d’une de ses propres relations.
– Merci, fit-il à l’adresse de Lord Shelburne. Rien d’autre, vous ne savez pas ?
– Mon frère ne discutait pas avec moi de sa situation financière.
– Vous dites que votre femme l’aimait bien ? Me serait-il possible de m’entretenir avec Lady Shelburne, je vous prie ? Il lui a peut-être confié quelque chose lors de sa dernière visite qui pourrait nous éclairer.
– Sûrement pas, sinon elle m’en aurait parlé, et je vous l’aurais dit, à vous ou à quiconque dirige l’enquête.
– Une remarque insignifiante aux yeux de Lady Shelburne peut revêtir une importance pour moi, observa Monk. De toute façon, ça vaut la peine d’essayer.
Lovel s’avança au milieu de la pièce, comme s’il eût voulu le pousser vers la porte.
– Ça m’étonnerait. Et puis, elle a déjà subi un énorme choc ; je ne vois pas l’intérêt de la tourmenter davantage avec des détails sordides.
– J’allais la questionner sur la personnalité du major Grey, répliqua Monk avec une pointe d’ironie. Ses amis et ses occupations, rien d’autre. Ou bien son attachement était-il si grand que cela risque de la bouleverser plus que de raison ?
– Je n’aime pas votre insolence ! déclara Lovel sèchement. Bien sûr que non. Je n’ai pas envie de remuer le couteau dans la plaie, c’est tout. Il n’est pas très agréable d’avoir quelqu’un dans sa famille qu’on a battu à mort.
Monk lui fit face. Un mètre les séparait à peine.
– Tout à fait, et raison de plus pour retrouver le coupable.
– Puisque vous y tenez.
Avec humeur, il enjoignit à Monk de le suivre, et ils quittèrent le décor très féminin du boudoir pour gagner par un petit couloir le hall central. Monk s’efforçait de ne rien perdre de l’environnement pendant que Shelburne le conduisait vers l’une des belles portes donnant sur le hall. Les murs étaient revêtus de bois à hauteur d’homme ; le parquet était jonché de tapis ras de Chine aux magnifiques tons pastel, et le tout était dominé par un superbe escalier qui se dédoublait au milieu, s’élevant de part et d’autre d’un palier à balustrade. Il y avait des tableaux aux cadres dorés partout, mais il n’eut pas le temps de les regarder.
Shelburne ouvrit la porte du grand salon et attendit avec impatience que Monk entre pour la refermer. La pièce était longue et orientée plein sud, avec des portes-fenêtres donnant sur une pelouse bordée d’éclatants massifs de fleurs. Assise sur une chaise longue brochée, Rosamond Shelburne tenait un métier à broder à la main. Les entendant entrer, elle leva la tête. A première vue, elle ressemblait à sa belle-mère : même blondeur, même front lisse, même forme d’yeux, bien que les siens fussent marron foncé. Mais l’expression du visage était différente : ses traits ne s’étaient pas encore durcis ; l’on y sentait de l’humour, une imagination qui ne demandait qu’à prendre son envol. Elle était vêtue sobrement, comme il seyait à quelqu’un qui venait de perdre un beau-frère, mais sa jupe ample était couleur lie-de-vin, et seul son collier était noir.
– Désolé, ma chère.
Shelburne jeta un regard appuyé sur Monk.
– Cet homme est de la police, et il pense que vous pourriez lui donner des renseignements utiles sur Joscelin.
Il passa devant elle et s’arrêta à la première fenêtre, suivant des yeux la danse du soleil sur l’herbe.
Le visage clair de Rosamond se colora très légèrement. Elle évitait de regarder Monk.
– Ah oui ? fit-elle poliment. Je sais très peu de choses sur la vie londonienne de Joscelin, Mr… ?
– Monk, madame. J’ai cru comprendre que le major Grey vous aimait bien. Peut-être vous a-t-il parlé d’un ami ou d’une connaissance susceptible de nous mettre sur une piste.
– Oh.
Elle reposa son ouvrage : un motif de roses autour d’un texte.
– Je comprends. Malheureusement, je ne vois rien de particulier. Mais je vous en prie, asseyez-vous. Je ferai de mon mieux pour vous être utile.
Monk obéit et la questionna en douceur, non parce qu’il espérait apprendre quelque chose directement, mais pour pouvoir l’observer, écouter les intonations de sa voix pendant qu’elle triturait ses doigts sur ses genoux.
Peu à peu, le portrait de Joscelin Grey se dessinait devant ses yeux.
– Il avait l’air très jeune quand je suis arrivée ici après mon mariage, dit Rosamond avec un sourire, regardant au-delà de Monk par la fenêtre. Bien sûr, c’était avant qu’il ne parte en Crimée. Il était déjà officier ; il venait tout juste d’acheter sa charge, et il était tellement…
Elle chercha le mot juste.
–… tellement primesautier ! Je revois le jour où il est apparu en uniforme, tunique écarlate, galon doré et bottes étincelantes. On ne pouvait pas s’empêcher de se réjouir pour lui.
Elle baissa la voix.
– A l’époque, ça ressemblait à une aventure.
– Et ensuite ?
Monk épiait le délicat jeu d’ombres sur son visage, la quête de quelque signe entrevu et incompris, si ce n’était par l’instinct.
– Il a été blessé, vous êtes au courant ?
Elle le regarda en fronçant les sourcils.
– Oui.
– A deux reprises… et assez sérieusement.
Elle scruta ses yeux pour voir s’il en savait plus qu’elle, mais il n’y avait rien à puiser dans sa mémoire.
– Il a beaucoup souffert, continua-t-elle. Il a été désarçonné lors de la charge à Balaklava et blessé d’un coup de sabre à la jambe à Sébastopol. Il n’a jamais voulu nous parler de son séjour à l’hôpital de Scutari ; il disait que c’était trop horrible à raconter et que ça nous ferait trop de peine.
La broderie glissa sur la surface soyeuse de sa jupe et roula sur le sol. Elle ne fit aucun effort pour la ramasser.
– Et ça l’avait transformé ? demanda Monk.
Elle sourit lentement. Elle avait une jolie bouche, plus douce et plus sensible que sa belle-mère.
– Oui… mais il n’avait pas perdu son sens de l’humour ; il était toujours capable de rire et apprécier les belles choses. Il m’a offert une boîte à musique pour mon anniversaire.
A cette pensée, son sourire s’épanouit.
– Avec un couvercle laqué décoré d’une rose peinte. Elle jouait Für Elise2… de Beethoven… vous savez…
– Voyons, ma chère ! l’interrompit Lovel, se détournant de la fenêtre. Cet homme est là pour mener une enquête de police. Il ne connaît pas Beethoven et n’a que faire de la boîte à musique de Joscelin. Tâchez, s’il vous plaît, de vous rappeler les faits pertinents… à supposer qu’il en existe. Il veut savoir si Joscelin a offensé quelqu’un… s’il avait des dettes, ou Dieu sait quoi encore !
Rosamond changea d’expression, si imperceptiblement qu’on aurait pu croire à un défaut d’éclairage, si le ciel derrière les fenêtres n’avait pas été d’un bleu limpide. Tout à coup, elle parut fatiguée.
– Je sais que Joscelin avait quelques petits problèmes financiers de temps à autre, dit-elle doucement. Mais je ne connais pas les détails, ni s’il devait de l’argent à quelqu’un.
– Il n’aurait sûrement pas raconté ces choses-là à mon épouse.
Lovel pivota sur ses talons.
– S’il avait besoin d’un prêt, il serait venu me voir… encore qu’il ait eu le bon sens de ne pas essayer. Sa rente était déjà assez généreuse comme ça.
Monk jeta un regard fébrile sur la pièce somptueuse, les tentures en velours, le parc et s’abstint de tout commentaire sur la générosité. Il reporta son attention sur Rosamond.
– Vous n’êtes jamais venue à son aide, madame ?
Rosamond hésita.
– De quelle manière ? s’enquit Lovel en haussant les sourcils.
– Je pensais à un cadeau, suggéra Monk, s’efforçant de faire preuve de tact. Ou à un petit prêt pour faire face à un embarras momentané.
– J’en conclus seulement que vous cherchez à semer le trouble, dit Lovel, acide. Cela est odieux ; si vous persistez, je vous ferai retirer le dossier.
Monk resta sans voix ; loin de vouloir offenser quiconque, il cherchait simplement à établir un fait. Ménager les susceptibilités était le cadet de ses soucis, et il trouva la réaction de Lovel stupide et déplacée.
Lovel s’en aperçut et prit son agacement pour de l’incompréhension.
– Mr. Monk, une femme mariée ne possède rien en son nom propre dont elle puisse faire don… à un beau-frère ou à qui que ce soit d’autre.
Monk rougit, piqué par le ton condescendant et vexé d’avoir passé pour un imbécile. Bien sûr qu’il connaissait la loi. D’un point de vue juridique, même les bijoux personnels de Rosamond ne lui appartenaient pas. Si Lovel s’opposait à ce qu’elle s’en sépare, elle ne pouvait pas les donner. Bien qu’à son hésitation, à un battement de ses cils, Monk n’eût pas le moindre doute qu’elle l’avait déjà fait.
Il n’avait aucune envie de la trahir ; il lui suffisait de savoir. Il ravala donc la réplique qu’il avait au bout de la langue.
– Je ne pensais pas à une action commise sans votre permission, milord, mais à un simple geste amical de la part de Lady Shelburne.
Lovel ouvrit la bouche pour répondre, se ravisa et regarda à nouveau par la fenêtre, les traits crispés et les épaules rigides.
– Le major Grey a-t-il été très affecté par la guerre ?
Monk se tourna vers Rosamond.
– Oh oui !
L’espace d’un instant, elle céda à l’émotion avant de se rappeler où elle était et de recouvrer son calme avec effort. N’eût-elle pas été élevée dans le respect des droits et des devoirs d’une lady, elle aurait fondu en larmes.
– Oui, répéta-t-elle. Oui, bien qu’il se soit conduit avec beaucoup de courage. Il a mis des mois à redevenir lui-même… enfin, presque. Il jouait du piano et chantait pour nous quelquefois.
Rosamond avait l’air ailleurs, perdue dans quelque lieu secret de sa mémoire.
– Il nous racontait toujours des histoires drôles et nous faisait rire. Mais par moments, il lui arrivait de penser à ses camarades morts et à ses propres souffrances, j’imagine.
Le tableau se précisait : fringant jeune officier, d’un commerce agréable, sinon un brin superficiel, confronté à l’expérience de la guerre avec tout ce que cela supposait de sang et de privations, ainsi qu’une responsabilité totalement nouvelle pour lui, déterminé, de retour chez lui, à reprendre sa vie d’avant ; le fils cadet sans fortune, mais avec énormément de charme et un certain courage.
Il n’avait pas l’air de quelqu’un qui pouvait s’attirer des inimitiés de par son attitude vis-à-vis des autres… mais il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour admettre qu’il aurait pu éveiller des jalousies, suffisamment pour aller jusqu’au meurtre. Tous les ingrédients nécessaires pouvaient très bien se trouver dans cette jolie pièce, avec ses tapisseries et sa vue sur le parc.
– Merci, Lady Shelburne, dit-il d’un ton formel. Grâce à vous, j’ai une vision beaucoup plus claire de ce qu’il était. Je vous en suis très reconnaissant.
Il se tourna vers Lovel.
– Merci, milord. S’il m’était possible de parler à Mr. Menard Grey…
– Il n’est pas là, répondit Lovel d’un ton peu amène. Il est allé voir l’un des métayers, je ne sais pas lequel, ce n’est donc pas la peine de faire le tour du domaine. De toute façon, vous cherchez l’assassin de Joscelin, vous n’écrivez pas une nécrologie !
– Pour écrire une nécrologie, il faudrait connaître le mot de la fin.
Monk soutint son regard sans ciller.
– Alors allez-y ! aboya Lovel. Ne restez pas là au soleil… trouvez-vous une occupation utile.
Monk sortit sans mot dire et referma la porte du salon derrière lui. Dans le hall, un valet attendait discrètement pour le reconduire… ou peut-être pour s’assurer qu’il ne partirait pas avec le plateau en argent destiné à recevoir les cartes de visite ou avec le coupe-papier à manche d’ivoire.
Le temps avait changé du tout au tout ; le ciel s’était couvert d’un seul coup, et les premières gouttes de pluie l’accueillirent à sa sortie.
Il se dirigeait sous l’averse vers l’allée principale quand, tout à fait par hasard, il tomba sur le dernier membre de la famille. Il la vit arriver d’un pas énergique, ramassant ses jupes pour ne pas les accrocher aux ronces qui débordaient sur le sentier. En âge et tenue vestimentaire, elle était proche de Fabia, l’élégance hautaine en moins. Elle avait un nez plus long, une coiffure plus échevelée, et n’avait visiblement jamais été une beauté, même quarante ans auparavant.
– Madame.
Il souleva son chapeau en un petit geste de politesse.
S’arrêtant net, elle le considéra avec curiosité.
– Bonjour. Vous n’êtes pas de Shelburne. Que faites-vous là ? Vous êtes perdu ?
– Non, je vous remercie. Je suis de la police métropolitaine. J’étais venu présenter un rapport sur notre enquête concernant le meurtre du major Grey.
Ses yeux s’étrécirent ; il ne sut pas trop si c’était de l’ironie ou autre chose.
– Vous m’avez l’air beaucoup trop bien mis pour un messager. Je suppose que vous étiez venu voir Fabia ?
Ne sachant pas qui elle était, il se trouva momentanément à court de réponses polies.
Elle comprit sur-le-champ.
– Je suis Callandra Daviot ; feu Lord Shelburne était mon frère.
– Le major Grey était donc votre neveu, Lady Callandra ?
Il avait prononcé son titre sans réfléchir ; en y repensant par la suite, il se demanda à quelle sorte d’expérience, quel genre d’intérêt il devait d’être aussi bien renseigné. Mais pour le moment, tout ce qu’il voulait, c’était un autre écho sur Joscelin Grey.
– Evidemment, acquiesça-t-elle. En quoi ceci peut-il vous être utile ?
– Vous l’avez bien connu.
Ses sourcils en broussaille s’arquèrent légèrement.
– Certes. Peut-être même un peu mieux que Fabia. Pourquoi ?
– Etiez-vous très proche de lui ? fit-il rapidement.
– Au contraire, j’étais plutôt à une certaine distance.
Il en était sûr maintenant : les yeux de Lady Callandra pétillaient d’un humour caustique.
– Et vous voyiez d’autant plus clair ? acheva-t-il.
– Je pense que oui. Vous tenez absolument à rester sous ces arbres, jeune homme ? Je ne cesse de recevoir des gouttes.
Il secoua la tête et rebroussa chemin pour la raccompagner.
– C’est malheureux que Joscelin ait été assassiné, reprit-elle. Il aurait mieux valu qu’il soit mort à Sébastopol… pour Fabia, en tout cas. Que voulez-vous de moi ? Je n’aimais pas particulièrement Joscelin, et il me le rendait bien. J’ignore tout de ses activités et ne vois pas qui aurait pu lui souhaiter tant de mal.
– Vous ne l’aimiez pas ? dit Monk avec curiosité. Pourtant, on m’a assuré qu’il était charmant.
– C’est vrai.
Elle se dirigeait à grands pas non pas vers l’entrée principale de la maison, mais par un chemin de gravier vers les écuries. Il n’eut pas d’autre choix que de la suivre.
– Je ne fais pas grand cas du charme.
Elle le regarda droit dans les yeux et il s’aperçut qu’il aimait son franc-parler.
– Peut-être parce que je n’en ai jamais eu, ajouta-t-elle. Mais ça m’a l’air trop caméléonesque ; on ne peut jamais savoir la vraie couleur de l’animal qui est dessous. Et maintenant, voulez-vous, je vous prie, retourner à la maison ou bien aller votre chemin. Je n’ai pas l’intention de me faire tremper plus que je ne le suis déjà, or il va se remettre à pleuvoir. Et je n’ai pas envie de rester plantée dans la cour des écuries à débiter des platitudes qui ne vous seront d’aucun secours.
Il eut un grand sourire et inclina légèrement la tête. Lady Callandra était la seule personne à Shelburne Hall qui lui fût spontanément sympathique.
– Certainement, madame, merci pour votre…
Il hésita, peu désireux de mettre les pieds dans le plat en parlant d’honnêteté.
–… votre temps. Je vous souhaite le bonjour.
Elle le considéra, amusée, et, avec un petit signe de la tête, pénétra dans la salle d’attelage en appelant le palefrenier d’une voix de stentor.
Monk descendit à nouveau l’allée – comme elle l’avait prédit, sous une belle averse – et franchit le portail pour suivre la route jusqu’au village. Fraîche après la pluie, miroitant au soleil qui perçait à travers les nuages, la nature était d’une splendeur telle qu’il en éprouva une bouffée de nostalgie, comme s’il était incapable d’en retenir l’image une fois qu’il l’aurait perdue de vue. Çà et là, un bosquet déployait ses volutes verdoyantes au-dessus d’une prairie et, derrière de lointains murs de pierre, les champs de blé pareils à un océan d’or ondoyaient sous le vent.
Il marcha pendant près d’une heure ; le paysage serein lui fit oublier momentanément la question du meurtre de Joscelin Grey pour ramener ses pensées au problème existentiel de sa propre identité. Ici, personne ne le connaissait ; l’espace d’une soirée, il repartirait de zéro, sans préjugés favorables ou défavorables à son égard. Peut-être en apprendrait-il plus sur la nature profonde de l’homme qu’il était, vierge de toute espérance. Quelles étaient ses croyances, ses vraies valeurs ? Quel était son moteur dans la vie… à l’exception de l’ambition et de la vanité ?
Il passa la nuit à l’hostellerie du village et profita de la matinée pour interroger discrètement quelques autochtones, sans que cela étoffe de manière significative le portrait de Joscelin Grey. Il constata en revanche que ses deux aînés étaient extrêmement respectés, chacun à sa façon. On ne les aimait pas – leur rang et leur mode de vie ne se prêtaient guère à une telle familiarité –, mais on leur faisait confiance. Ils correspondaient à l’image qu’on avait de la noblesse terrienne ; leurs rapports avec les villageois étaient régis par un code de politesse réciproque.
Avec Joscelin, ç’avait été différent. On pouvait, même parler d’affection. On évoquait sa courtoisie, ses largesses compatibles avec sa position de fils du château. Si d’aucuns ne partageaient pas cet avis, ils s’abstinrent de le dire à un étranger. Qui plus est, Joscelin avait été soldat, et les morts avaient droit au respect.
Monk se montra volontiers poli, gracieux même. Il n’inspirait pas la crainte – une certaine méfiance, oui, puisqu’il était de la police –, mais sa présence n’impressionnait personne, et tout le village semblait aussi motivé que lui pour retrouver l’assassin de leur héros.
Il déjeuna dans la salle commune avec quelques braves villageois qu’il réussit à mêler à la conversation. Le soleil ruisselait par la porte grande ouverte ; le cidre, le fromage et la tarte aux pommes aidant, les langues allaient bon train. Monk s’anima, et bientôt ses remarques fusèrent, claires, drôles et acérées. Ce fut seulement en partant qu’il se rendit compte qu’elles avaient aussi été parfois méchantes.
Il gagna en début d’après-midi la petite gare endormie d’où, cahotant et soufflant la vapeur, le train le ramena à Londres.
Arrivé peu après 16 heures, il prit un cab pour se rendre directement au poste de police.
– Alors ? fit Runcorn, haussant un sourcil. Avez-vous réussi à amadouer la marquise douairière ? Je suis sûr que vous vous êtes conduit en gentleman !
Toujours cette même pointe d’aigreur dans sa voix, teintée de ressentiment. Pour quelle raison ? Désespérément, Monk essaya de se souvenir, ou ne fût-ce que d’imaginer ce qu’il avait pu faire pour mériter cela. Ce n’était tout de même pas parce qu’il avait mauvais caractère ? Il n’avait pas commis la sottise de rudoyer un supérieur ? Mais rien ne vint. C’était pourtant grave… très grave. Runcorn détenait la clé de son emploi, la seule valeur sûre dans sa vie actuelle, son seul moyen de subsistance, en fait. Sans travail, non seulement il deviendrait totalement anonyme, mais en l’espace de quelques semaines il serait réduit à la misère. Et donc confronté à la même alternative amère que tous les miséreux : la mendicité, avec le risque de mourir de faim ou de se retrouver en prison pour vagabondage, ou bien l’hospice. Et Dieu sait que des deux maux, beaucoup choisissaient le premier.
– A mon avis, Lady Shelburne a compris que nous faisions notre possible, répondit-il. Et que nous avions dû éliminer les probabilités les plus évidentes d’abord, comme l’intrusion d’un voleur. Elle conçoit que nous soyons obligés maintenant d’envisager la piste d’une quelconque relation de son fils.
Runcorn émit un grognement.
– Vous l’avez questionnée à son sujet, non ? Quel genre de type c’était ?
– Oui, monsieur. Evidemment, elle n’est pas objective…
– Evidemment, répliqua Runcorn d’un ton sec, ses sourcils disparaissant presque sous ses cheveux. Mais vous devriez être suffisamment fin pour lire entre les lignes.
Monk ignora l’allusion.
– Apparemment, il était son préféré. Le plus attachant de ses fils, en tout cas. Tout le monde est de cet avis, même au village. Mis à part le fait qu’on ne dénigre pas les morts.
Il eut un sourire en coin.
– Ni le fils du château. Outre ces considérations, on obtient quand même le portrait d’un garçon plein de charme, qui s’est distingué à l’armée, sans vices ni défauts particuliers, sinon qu’il avait du mal à joindre les deux bouts, qu’il était impulsif et parfois moqueur, mais généreux ; il se rappelait les anniversaires et les noms des domestiques et savait faire rire. IL semblerait que la jalousie pourrait être un mobile.
Runcorn soupira.
– Pas simple, décréta-t-il, plissant l’œil gauche. J’ai horreur de fouiner dans les rapports familiaux, et plus on monte, plus c’est nauséabond.
Inconsciemment, il rajusta son habit sans pour autant avoir l’air élégant.
– C’est ça, votre haute société : quand ils veulent, ils arrivent à brouiller les pistes mieux qu’un de vos criminels lambda. Ce n’est pas souvent qu’ils commettent une erreur, ces gens-là, mais quand ils s’y mettent, ah, mes aïeux !
Il pointa le doigt en direction de Monk.
– Croyez-moi, s’il y a du vilain là-dessous, ça ira de mal en pis avant que ça n’aille mieux. L’aristocratie vous fascine peut-être, mon garçon, mais ils sont capables des pires crasses pour protéger leur petit monde, je vous en donne ma parole !
Monk ne savait que répondre. Si seulement il se rappelait ce qu’il avait pu dire ou faire pour inspirer ces piques-là à Runcorn… Était-il un arriviste impénitent ? L’idée était odieuse, voire pathétique ; chercher à paraître ce qu’on n’est pas pour impressionner des gens qui se moquent totalement de vous et peuvent aisément détecter vos origines avant même que vous n’ayez ouvert la bouche !
Mais n’était-ce pas propre à la nature humaine de vouloir s’améliorer lorsqu’on en avait l’opportunité ? Son ambition était-elle démesurée ? Avait-il été assez sot pour le montrer ?
La question qui le tracassait le plus, sans lui laisser un jour de répit, c’était pourquoi il n’était pas allé voir Beth une seule fois en l’espace de huit ans. Visiblement, il n’avait pas d’autre famille, et pourtant, il l’avait négligée. Pourquoi ?
Runcorn ne le quittait pas des yeux.
– Alors ?
– Oui, monsieur.
Il se ressaisit.
– Je suis bien de votre avis. Ce pourrait être extrêmement désagréable. Il faut beaucoup de haine pour battre quelqu’un à mort comme c’est arrivé à Grey. Si jamais ça touche la famille, ils feront tout pour étouffer l’affaire, c’est certain. D’ailleurs, le fils aîné, l’actuel Lord Shelburne, n’est pas très chaud pour que je fouille de ce côté-là. Il a tenté de me faire revenir à l’hypothèse du voleur ou du fou.
– Et la douairière ?
– Elle veut qu’on continue.
– Eh bien, elle sera servie !
La bouche tordue dans un rictus, Runcorn hocha la tête.
– Car c’est précisément ce que nous allons faire.
Monk comprit qu’on le congédiait.
– Bien, monsieur. Je vais commencer par Yeats.
Il s’excusa et gagna son propre bureau.
Assis derrière la table, Evan était occupé à écrire. En entendant Monk, il leva la tête et sourit. Et Monk s’aperçut qu’il était infiniment content de le voir. Déjà, il considérait Evan plus que comme un collègue : presque un ami.
– Alors, comment était-ce, Shelburne ?
– Très grandiose, répliqua-t-il. Et très guindé. Et comment était Mr. Yeats ?
– Très respectable.
La bouche d’Evan tressaillit d’hilarité contenue.
– Et très quelconque. Personne n’a rien à dire à son discrédit. Rien à dire, c’est l’expression qui convient ; la plupart des gens ont du mal à se rappeler précisément qui c’est.
Chassant Yeats de ses pensées, Monk parla de sa préoccupation du moment.
– D’après Runcorn, l’affaire risque de tourner au vinaigre, et il compte beaucoup sur nous…
– Je pense bien.
Evan le considérait d’un œil limpide.
– C’est pourquoi il vous a précipité dedans, alors que vous étiez à peine remis. C’est toujours délicat de se frotter à l’aristocratie. Il ne faut pas se leurrer ; un policier est généralement considéré comme l’égal de la femme de chambre, et sa présence est aussi souhaitable que la proximité d’un égout, nécessaire pour la société, mais dont la place n’est guère au salon.
Monk aurait ri, s’il n’avait pas été au supplice.
– Pourquoi moi ?
Sincèrement étonné, Evan masqua son embarras sous un semblant de formalité.
– Monsieur ?
– Pourquoi moi ? répéta Monk, plus brutalement.
Sa voix monta d’un ton ; il était incapable de se contrôler.
Mal à l’aise, Evan baissa les yeux.
– Vous voulez une réponse honnête, monsieur, même si vous la connaissez, aussi bien que moi ?
– Oui, s’il vous plaît !
Evan fixa sur lui un regard fiévreux et troublé.
– Parce que vous êtes le meilleur détective de l’équipe, et le plus ambitieux. Parce que vous savez vous habiller et vous exprimer ; si quelqu’un peut soutenir la comparaison avec les Shelburne, c’est bien vous.
Il hésita, se mordit la lèvre et enchaîna :
– Et… et si vous tombez sur un bec soit parce que vous aurez échoué, soit parce que vous aurez indisposé la marquise et qu’elle se sera plainte de vous, il y en a quelques-uns qui ne seront pas fâchés de vous voir rétrograder. Pis encore, si jamais il s’agit d’un membre de la famille… et que vous soyez obligé de l’arrêter…
Monk le regarda fixement, mais Evan ne broncha pas. Une désagréable bouffée de chaleur envahit Monk.
– Y compris Runcorn ? demanda-t-il tout bas.
– Je pense que oui.
– Et vous ?
Evan ne cacha pas sa surprise.
– Non, pas moi, dit-il simplement.
Il ne multiplia pas les protestations, et Monk le crut.
– Bien.
Il inspira profondément.
– Demain, nous irons voir Mr. Yeats.
– Oui, monsieur.
Evan souriait ; l’ombre s’était dissipée.
– Je serai là à 8 heures.
L’heure fit tiquer Monk, mais il ne put qu’accepter. Prenant congé d’Evan, il quitta son bureau pour rentrer chez lui.
Mais une fois dans la rue, il partit en sens inverse, sans réfléchir, jusqu’au moment où il se rendit compte qu’il prenait la direction de l’église de St Marylebone. C’était à trois quarts d’heure de marche, et il était fatigué. Il avait déjà beaucoup marché à Shelburne ; il avait les jambes lourdes et les pieds endoloris. Il héla donc un cab et donna l’adresse de l’église.
Tout était calme et silencieux à l’intérieur. Une faible clarté filtrait par les vitres qui commençaient déjà à s’obscurcir. Les candélabres projetaient de petits arcs de lumière jaune.
Pourquoi l’église ? Le silence et la quiétude, il les avait chez lui, dans son appartement, et ce n’était sûrement pas la pensée de Dieu qui l’avait conduit ici. Il s’assit sur un banc.
Pourquoi était-il venu ? Malgré le temps qu’il consacrait à son travail, malgré son ambition, il devait bien connaître quelqu’un, avoir un ami ou même un ennemi. Sa vie était sûrement liée à d’autres vies… en dehors de Runcorn.
Assis dans l’obscurité, il avait perdu la notion du temps à essayer de se rappeler… n’importe quoi, un visage, un nom, une émotion, une image de l’enfance comme à Shelburne, quand, à quelques pas de lui, il vit la jeune femme en noir.
Il fut pris de court. Elle semblait si proche, si familière. Ou était-ce sa beauté qui lui évoquait des sentiments oubliés ?
Pourtant, elle n’était pas vraiment belle. Elle avait la bouche trop grande, des yeux trop enfoncés. Et elle le regardait.
Brusquement, il eut peur. Était-il censé la connaître ? Se montrait-il inexcusablement grossier en ne lui adressant pas la parole ? Mais il avait dû côtoyer toutes sortes de gens, de tous les milieux. Elle pouvait très bien être fille de notable comme prostituée !
Non, pas avec ce visage-là.
Ridicule, il y avait des filles publiques tout aussi radieuses, avec les mêmes yeux lumineux, du moins tant qu’elles étaient jeunes et que la nature n’avait pas gravé son empreinte sur la façade.
Sans s’en rendre compte, il la regardait toujours.
– Bonsoir, Mr. Monk, dit-elle lentement.
Un léger embarras lui fit cligner des yeux.
Il se leva.
– Bonsoir, madame.
Il n’avait aucune idée de son nom et commençait à paniquer, regrettant déjà d’être venu. Que devait-il dire ? Dans quelle mesure le connaissait-elle ? Il se sentit transpirer, la bouche sèche, les pensées figées en une masse informe.
– Comme vous vous taisiez, reprit-elle, j’ai craint que vous n’ayez découvert quelque chose que vous n’osez pas me dire.
Découvert ! Était-elle mêlée à une affaire criminelle ? Une affaire ancienne, alors ; depuis l’accident, il travaillait sur le dossier Joscelin Grey. Il chercha une réponse qui, sans trop le compromettre, aurait quand même un sens.
– Non, malheureusement, je n’ai rien découvert d’autre.
Sa voix sonnait faux même à ses propres oreilles. Seigneur, pourvu qu’il ne se couvre pas de ridicule devant elle !
– Oh…
Elle baissa la tête. Apparemment, elle ne trouvait plus rien à dire quand soudain, elle se redressa et le regarda droit dans les yeux. Lui songea seulement qu’elle-même avait les yeux très sombres… non pas marron, mais un puits d’ombres.
– Vous pouvez me dire la vérité, Mr. Monk. Même s’il s’est tué, et pour quelque raison que ce soit, j’aime mieux le savoir.
– C’est la vérité, répondit-il simplement. J’ai eu un accident il y a environ sept semaines. Mon cab s’est retourné ; j’ai eu les côtes et le bras cassés, et je me suis cogné la tête. Je ne m’en souviens même pas. J’ai passé presque un mois à l’hôpital, puis je suis parti en convalescence dans le Nord, chez ma sœur. Hélas, je n’ai pas pu me pencher sur la question depuis.
– Oh, mon Dieu !
Son visage exprimait la plus vive inquiétude.
– Je suis désolée. Mais vous allez mieux maintenant ? Vous êtes sûr de vous être complètement rétabli ?
On eût dit que la santé de Monk la préoccupait réellement. Absurdement réchauffé par sa sollicitude, il chassa de sa tête l’idée que c’était juste de la compassion, ou une simple preuve de bonne éducation.
– Oui, je vous remercie, bien que j’aie encore des trous de mémoire.
Pourquoi lui disait-il cela ? Pour expliquer sa conduite… au cas où il l’aurait offensée ? Mais pour qui se prenait-il donc ? Au nom de quoi s’intéresserait-elle à lui, autrement que par courtoisie ? Il se souvint de dimanche ; elle avait également porté du noir, mais du noir chic, en soie, à la dernière mode. Son compagnon était habillé comme jamais Monk n’aurait les moyens de se le permettre. Son mari ? Cette pensée était déprimante, douloureuse même. Il avait complètement oublié l’autre femme.
– Oh…
A nouveau, elle se trouva à court de mots.
Il tâtonnait, cherchant un indice, troublé par sa présence, par l’odeur, très faible, bien qu’elle fût à quelques pas de lui, de son parfum. Ou était-ce son imagination ?
– Quelle est la dernière chose que je vous ai dite ? Je veux parler de…
Il ne savait pas du tout de quoi il voulait parler.
Mais elle n’hésita qu’une fraction de seconde avant de répondre :
– Ce n’était pas grand-chose. Vous m’avez dit que papa avait découvert que c’était une escroquerie, mais vous ne saviez pas encore s’il l’avait annoncé aux autres associés. Vous aviez vu quelqu’un, sans le citer nommément, mais il y avait un certain Mr. Robinson qui disparaissait chaque fois que vous essayiez de mettre la main sur lui.
Son visage s’assombrit.
– Vous ignoriez si papa avait été assassiné parce qu’on voulait le faire taire, ou s’il s’était donné la mort pour laver sa honte. J’ai peut-être eu tort de vous demander d’enquêter là-dessus. Mais j’étais tellement atterrée qu’il ait choisi cette solution-là plutôt que de se battre, de démasquer les escrocs. Ce n’est pas un crime, d’avoir été trompé !
Une lueur de colère brilla dans ses yeux ; elle fit un effort pour se maîtriser.
– J’avais envie de croire qu’il serait resté en vie, les aurait attaqués, aurait fait face à ses amis, même ceux qui avaient perdu de l’argent, au lieu de…
Elle s’interrompit pour ne pas fondre en larmes. Parfaitement immobile, elle déglutit avec difficulté.
– Je suis navré, dit-il tout bas.
N’était-ce le sentiment pénible de la distance qui les séparait, il aurait tendu la main vers elle. Mais une pareille familiarité briserait la confiance, l’illusion d’intimité.
Elle attendit un instant quelque chose qui ne vint pas, puis renonça.
– Je vous remercie. Vous avez fait votre possible. Sans doute ai-je vu ce que je voulais voir.
Il y eut un mouvement en haut de la nef, et le pasteur parut dans la travée, l’air vague, suivi de la femme aux traits remarquablement expressifs que Monk avait aperçue lors de sa première venue à l’église. Elle aussi portait une simple robe de deuil, et ses cheveux épais, légèrement ondulés, étaient tirés en arrière d’une façon plus expéditive que coquette.
– C’est vous, Mrs. Latterly ? demanda le pasteur, incertain, scrutant la pénombre. Voyons, ma chère, que faites-vous là toute seule ? Il ne faut pas broyer du noir, vous savez. Oh !
Il vit Monk.
– Toutes mes excuses. Je n’avais pas remarqué que vous aviez de la compagnie…
– C’est Mr. Monk, expliqua-t-elle. De la police. Il a eu la bonté de nous aider quand papa… est mort.
Le pasteur considéra Monk d’un œil réprobateur.
– Vous m’en direz tant. Franchement, ma chère enfant, il serait plus sage d’abandonner la question. Observez le deuil, bien entendu, mais laissez votre pauvre beau-père reposer en paix.
Il esquissa distraitement un signe de croix dans l’air.
– Oui… en paix.
Monk se leva. Mrs. Latterly ; donc elle était mariée… ou veuve. Il se trouva ridicule.
– Si jamais j’ai du nouveau, Mrs. Latterly…
La gorge nouée, il avait du mal à parler.
–… désirez-vous que je vous tienne au courant ?
Il ne voulait pas la perdre, la voir disparaître dans son passé comme tout le reste. Il n’apprendrait sans doute rien de plus, mais il lui fallait absolument savoir où elle habitait, avoir un prétexte pour la revoir.
Elle le regarda longuement, indécise, en proie à un débat intérieur.
– Oui, soyez gentil, répondit-elle enfin, circonspecte. Mais je vous en prie, n’oubliez pas votre promesse. Bonsoir.
Elle pivota sur elle-même ; ses jupes balayèrent les pieds de Monk.
– Bonsoir, pasteur. Tu viens, Hester, c’est l’heure de rentrer. Charles nous attend à dîner.
Et elle se dirigea lentement vers le portail. Monk la regarda sortir au bras de l’autre femme comme si, en partant, elle avait emporté la lumière.
Dehors, dans la fraîcheur du soir, Hester Latterly se tourna vers sa belle-sœur.
– A mon avis, il est grand temps que tu t’expliques, Imogen, dit-elle doucement, mais d’un ton pressant. Qui est cet homme, exactement ?
– Il est chez les forces de l’ordre, répliqua Imogen, accélérant le pas pour gagner leur équipage stationné devant le trottoir.
Le cocher descendit, ouvrit la portière et les aida à monter, d’abord Imogen, puis Hester. Toutes deux acceptèrent son aide comme allant de soi ; Hester arrangea ses jupes uniquement pour être à l’aise, et Imogen, pour ne pas froisser le tissu.
– Comment ça, « chez » ? s’enquit Hester lorsque la calèche s’ébranla. On ne fréquente pas occasionnellement la police ; on dirait une visite mondaine ! « Miss Smith passe la soirée chez Mr. Jones. »
– Ne sois pas aussi pédante, protesta Imogen. On peut dire la même chose d’une bonne… « Tilly est actuellement chez les Robinson » !
Hester haussa les sourcils.
– Ah oui ? Cet homme-là est donc employé comme valet dans la police ?
Imogen garda le silence.
– Pardonne-moi, dit Hester au bout d’un moment. Je sais que quelque chose te tracasse, et je me sens inutile parce que j’ignore ce que c’est.
Imogen étreignit sa main avec force.
– Il n’y a rien, fit-elle d’une voix à peine audible entre les cahots de la voiture, le sourd martèlement des sabots et les bruits de la rue. C’est juste la mort de papa et tout ce qui a suivi. On n’est pas encore tout à fait remis du choc, et je te suis vraiment reconnaissante d’avoir tout abandonné pour rentrer à la maison.
– C’était la moindre des choses, répondit Hester honnêtement, bien que son travail dans les hôpitaux de Crimée l’eût transformée au-delà de tout ce qu’Imogen et Charles pouvaient soupçonner.
Ce fut une lourde obligation que de quitter son poste d’infirmière et la passion de soigner, de réformer, d’améliorer qui animait non seulement Miss Nightingale, mais bien d’autres femmes. Pourtant la mort de son père, puis de sa mère à quelques semaines d’intervalle l’avait contrainte de rentrer pour remplir son devoir envers les défunts et assister son frère et sa belle-sœur dans leur tâche. Naturellement, Charles s’était occupé de régler les formalités, mais il fallait fermer la maison, congédier les domestiques, rédiger d’innombrables lettres, distribuer les vêtements aux pauvres, ne pas oublier les legs d’ordre personnel et respecter indéfiniment les convenances. Il eût été profondément injuste de demander à Imogen de porter ce fardeau-là toute seule. Aussi Hester n’avait-elle pas hésité une seconde ; elle s’était excusée, avait fait ses bagages et embarqué.
Le contraste fut frappant par rapport aux années tragiques en Crimée avec leur macabre lot de souffrances : les blessures, les corps déchiquetés par balles ou à coups d’épée ; pire encore, ravagés par la maladie, les douleurs lancinantes et les nausées du choléra, du typhus et de la dysenterie ; le froid et la faim ; et, la rendant folle de rage, une incompétence crasse.
Comme la poignée d’autres femmes, elle avait travaillé jusqu’à l’épuisement, nettoyant les déjections humaines en l’absence d’installations sanitaires, lorsque les excréments des malades coulaient sur le sol et gouttaient sur les malheureux entassés dans les caves au-dessous. Elle avait soigné la fièvre, la gangrène des membres amputés à la suite d’un coup de fusil, d’un coup de canon, d’un coup de sabre, voire de gelures dans les redoutables bivouacs d’hiver où hommes et chevaux avaient péri par milliers. Elle avait accouché les femmes de soldats, affamées et négligées, enterré bon nombre de nouveau-nés, puis consolé les mères.
Et lorsqu’elle eut épuisé ses réserves de pitié, elle employa ses dernières forces à combattre l’ineptie et les incohérences du commandement, qui à ses yeux manquait totalement de bon sens, sans parler de l’aptitude à diriger.
Elle avait perdu un frère et beaucoup d’amis, dont Alan Russell, brillant correspondant de guerre qui avait expédié en Angleterre quelques désagréables vérités sur l’une des campagnes les plus absurdement téméraires de l’histoire. Il les avait partagées avec elle, lui donnant ses articles à lire avant de les envoyer.
Entre deux accès de fièvre, il lui avait dicté sa dernière lettre, et elle l’avait postée. Lorsqu’il mourut à l’hôpital de Scutari, Hester, sous l’emprise d’une violente émotion, rédigea une dépêche elle-même et la signa du nom d’Alan comme s’il était toujours en vie.
Son papier avait été accepté et publié. Les informations glanées auprès d’autres malades et blessés lui avaient permis de se faire une idée des batailles, sièges et guerre de tranchées, charges insensées et longues semaines d’oisiveté forcée. De nouvelles dépêches suivirent, toutes signées du nom de Russell. Dans la confusion générale, personne ne s’en aperçut.
A présent, elle était de retour chez son frère où l’on observait le deuil avec dignité et sobriété, comme s’il n’existait pas d’autres morts au monde et qu’il n’y eût rien à faire à part broder, écrire des lettres et apporter sa contribution discrète aux bonnes œuvres. Et, bien sûr, obéir aux ordres pontifiants de Charles qui leur dictait en permanence quoi faire, quand et comment. C’en était presque insupportable. Elle avait l’impression d’être un zombie. Elle qui avait pris l’habitude d’exercer son autorité, de décider, d’être au cœur de l’action, même exténuée, profondément insatisfaite, partagée entre la colère et la pitié, travaillant nuit et jour.
Charles devenait fou, incapable de la comprendre, d’appréhender la métamorphose de la jeune fille ombrageuse et cérébrale qu’il avait connue ; il ne voyait pas non plus quel homme respectable pourrait la demander en mariage. L’idée qu’elle passe le reste de sa vie sous son toit le rendait positivement malade.
Cette perspective ne souriait pas davantage à Hester, bien décidée à réagir. Tant qu’Imogen aurait besoin d’elle, elle serait là ; après quoi, elle envisagerait son avenir et les possibilités qui s’offraient à elle.
Assise aux côtés de sa belle-sœur tandis qu’ils traversaient en brinquebalant la ville au crépuscule, elle eut la conviction qu’Imogen leur cachait la cause de ses tourments, à elle et à Charles, déterminée à en porter le poids toute seule. C’était plus qu’un simple chagrin ; son trouble ne touchait pas seulement au passé, mais aussi au futur.